Accueil » Une petite fierté
Une petite fierté
Dans cette nouvelle, j’ai voulu parler des sentiments entre deux personnes de sexe opposé, et partagé les émotions, la fierté notamment, qu’une activité banale de notre quotidien peut engendrer.
Cette fierté, je l’aime. J’ai envie de lui faire plaisir. J’ai envie de l’inviter au cinéma. Mais les films projetés ne l’intéressent pas. Mon envie cinéphile est supplantée par son désir gastronomique. Mon attention se porte alors sur une grande brasserie avec des miroirs et des nappes en tissu. Attablé face à elle, je pourrais l’admirer, dévorer son profil du regard en attendant d’être servi. Puis laisser tout refroidir. Je l’aime.
— D’accord, me dit-elle d’un ton guilleret, mais on va au McDonald. Elle n’attend pas que je bougonne contre cette malbouffe.
— Ça fait si longtemps, ajoute-t-elle, si longtemps …
Elle exagère, ça fait au moins une semaine. Je sais compter. J’abdique. Cette jeune personne aime les hamburgers, les frites et la sauce barbecue. Je sais comment sont les filles avec l’avenir : justes prometteuses. Je préfère l’emmener dans ce putain de Mc Do et la rendre heureuse, jour après jour. Ne rien brusquer pour ne pas la décevoir. Son caractère est déjà bien prononcé. Pour autant, je l’aime !
En descendant l’avenue, je la complimente sur ses cheveux. Sa toison mordorée ondule jusque dans son dos et se balance au rythme de notre marche. Elle ne les a pas coupés, comme l’aurait voulu sa mère. Toutes ces années à vivre avec sa mère ont renforcé le lien naturel qui les lie. Qu’y puis-je ? Rien. Accepter. Je sais qu’elle préfère passer du temps avec moi. Sa mère n’apprécie pas notre relation, ne se gêne pas pour rabrouer sa fille mais les réprimandes n’ont pas entaché le bonheur de sa fille à nous retrouver ensemble.
Dans la rue, je la complimente sur ses boucles d’oreilles.
— Ne me dis pas que tu ne les avais jamais vues, je les ai depuis Noël ! s’offusque-t-elle. Je pique du nez, elle me sourit, alors je la complimente sur ses bagues. Elle me dit que je suis bête.
J’éprouve un écœurement en poussant la porte. D’une fois sur l’autre, j’oublie à quel point je hais les Mc Donald. Cette odeur de graillon. Pourquoi les serveuses se laissent-elles ainsi enlaidir par ce costume ridicule ? Porter ce filet sur leur tête ? Pourquoi les gens font-ils la queue ? Pourquoi cette musique d’ambiance ? Je ne devrais pas venir dans ce genre d’endroit. Je me tiens droit et regarde loin devant, le plus loin possible. Le prix du menu best-of Mc Deluxe attire mon regard. Elle le ressent, elle sent ces choses. Elle prend ma main, la presse doucement et ne me regarde pas. Je me sens mieux. Son petit doigt caresse l’intérieur de ma paume et mon cœur fait zigzag.
Elle change d’avis plusieurs fois. Comme dessert, elle hésite entre un milkshake ou un sundae caramel. Elle retrousse son mignon petit nez et tortille une mèche de cheveux. La serveuse est fatiguée et moi, je suis ému. Je porte nos deux plateaux.
— Tu préfères l’étage, j’imagine ? me demande-t-elle en se tournant vers moi.
Je hausse les épaules.
— Si, tu préfères, me dit-elle. Je le sais bien.
Elle m’ouvre la voie. Ceux qui sont mal assis raclent leur chaise à son passage. Des visages se tournent. Elle ne les voit pas. Impalpable dédain de celles qui se savent belles. Elle cherche un petit coin où nous serons bien tous les deux. Elle a trouvé, me sourit encore, je ferme les yeux en signe d’acquiescement. Je pose notre repas sur une table quelque peu dégueulasse. J’allonge mes jambes dans l’allée. Je n’aime rien de tous ces machins emballés. J’ai un moment de doute. Que fais-je ici avec mon immense amour ?
J’ai ce réflexe imbécile de chercher un couteau et une fourchette.
— Tu n’as pas faim ? s’inquiète-t-elle devant mon hésitation à ne pas savoir par quoi commencer.
— Si, si, bien sûr.
— Alors mange ! Je m’exécute. Elle ouvre délicatement sa boîte de nuggets comme s’il s’était agi d’un coffret à bijoux. Je regarde ses mains. Elle a du vernis violet nacré sur ses ongles. Couleur aile de libellule. Je dis ça, je n’y connais rien en couleur de vernis, mais il se trouve qu’elle a deux petites libellules dans les cheveux. Minuscules barrettes inutiles qui n’arrivent pas à retenir quelques mèches blondes.
Elle trempe ses morceaux de poulet décongelés dans leur sauce chimique. Elle se régale.
— Tu aimes vraiment ça ?
— Vraiment.
— Mais pourquoi ?
— Parce que c’est bon, me lance-t-elle avec un sourire triomphal.
Je l’accompagne donc. Je mastique et déglutis à son rythme. Elle ne me parle pas beaucoup mais j’ai l’habitude, elle ne me parle jamais beaucoup quand je l’emmène déjeuner.
Elle est bien trop occupée à regarder les tables voisines. Les gens la fascinent, c’est comme ça. Même cet énergumène qui s’essuie la bouche et se mouche dans la même serviette juste à côté a plus d’attrait que moi. Comme elle les observe, j’en profite pour la dévisager tranquillement. Qu’est-ce que j’aime le plus chez elle ? En numéro un, je mettrais ses sourcils. Elle a de très jolis sourcils. Très bien dessinés. En numéro deux, ses lobes d’oreilles. Parfaits. En numéro trois, quelque chose de très délicat à décrire… En numéro trois, j’aime son nez ou, plus exactement, les ailes de son nez. Ces deux petites courbes de chaque côté, délicates et frémissantes. Roses. Douces. Adorables. En numéro quatre… Mais déjà le charme est rompu : elle a senti que je la regardais et minaude en pinçant sa paille.
Je réfléchis à ce que nous allons faire ensuite… Où vais-je l’emmener ? Qu’allons-nous faire ? Me donnera-t-elle sa main, tout à l’heure, quand nous serons de nouveau dans la rue ? Reprendra-t-elle son charmant pépiement là où elle l’avait laissé en entrant ?
Où en était-elle d’ailleurs ? Je crois qu’elle me parlait des vacances … Où irons-nous en vacances cet été ? … Mon Dieu ma chérie, mais je ne le sais pas moi-même …
Te rendre heureuse un jour après l’autre, je peux essayer, mais me demander ce que nous ferons dans six mois … Comme tu y vas … Il faut donc que je trouve un sujet de conversation en plus d’une destination de promenade … Et puis, pour sa main, elle me la donnera, je le sais bien. Je sors le premier de ce restaurant et je lui tiens la porte. Elle se tourne vers moi. Je me suis trompé, elle ne me donnera pas sa main puisque c’est mon bras qu’elle prend.
Cette fille, ma petite-fierté, je l’aime. C’est la mienne. Elle s’appelle Clémentine et n’a pas neuf ans.
Quel père n’éprouve pas une telle fierté envers sa fille ? En tout cas, c’est mon cas ! D’où ce partage émouvant.
Bonjour Michel !
Je viens enfin fureter sur ton blog, et je suis ravie d’être tombée sur ce texte très joli, qui dépeint avec humour et délicatesse. C’est une belle nouvelle à offrir à ta fille ! Moi non plus, je n’aime pas les MacDo, mais par amour, on peut en faire des sacrifices 🙂 Juste une remarque pour la phrase je l’aime pour autant (j’aurais inversé ?) !
Belle journée à toi !
Merci Sabrina. En effet, on en fait beaucoup pour nos enfants, par amour. Et tu as raison, l’inversion est plus appropriée.
Ce n’est pas une nouvelle tout à fait autobiographique : ma fille ne se prénomme pas Clémentine et j’apprécie le McDo 😉
Bonne journée à toi ! 🙂